Les chroniques de la Rondelle-Terre

La génèse


Par Muxle, alias Damien REMARS


On trouve cette nouvelle sur le site de Muxle lui-même bien sûr (http://www.multimania.com/muxle)



PROLOGUE

 

Ils étaient las des jeux trop compliqués, les dieux. Fatigués, fatigués, fatigués. A un point inimaginable. Pas envie de se creuser la tête quand on vit dans un endroit aussi paradisiaque que l'Aiguille des Dieux, c'est normal. Alors ils avaient régressé. Un peu au début : jeux de cartes dont pissou massacreur (avec massacres d'humains), pendu (avec pendaisons d'humains), osselets (avec des os d'humains). Ils en étaient rendus à organiser des tournois de pilouface (1).

Déjà la finale. Le derby (2) Destin / Hasard promettait d'être spectaculaire. Le Lanceur de pièce fut tiré au sort : c'était Selcaréh, le Héros, qui venait de réussir son examen de déification grâce à son oncle qui bossait aux admissions, qui s'y collait. Personne n'osa dire un mot malgré la maladresse légendaire du Héros aux douze travaux. Beaucoup s'étonnait d'ailleurs qu'il n'ait toujours pas eu d'accident pendant ses cures de gonflette. Il y aurait probablement de la casse, de toute façon.

Le match n'allait pas tarder à commencer : les dieux mineurs étaient assis dans les gradins du Jardin Carré, le stade divin, et les Grands Dieux avaient pris places aux tribunes d'honneur. Selcaréh, en plein centre de l'immense dôme (le Jardin Carré était en fait circulaire), tapait nerveusement le sol du pied. Est-ce que j'ai la pièce ? Il fouilla dans la poche de son pagne et poussa un soupir de soulagement incomplet...

Maintenant, il avait envie. Il fallait absolument qu'il aille "se rafraîchir". Tous les muscles de son corps étaient tendus et il trépignait d'impatience.

Les clairons claironnèrent l'entrée des deux finalistes. Le Destin arriva accompagné de ses nymphes personnelles, ainsi que du Binocoche (3), l'homme à tête de cochon que le roi Binos lui avait offert qui lui servait d'animal familier. Il revêtait la toge-jogging des dieux. Le Hasard arriva accompagné de ses nymphes personnelles, ainsi que de Herbert (3), le chien de la Mort, qu'il nourrissait pendant les vacances. Il revêtait la toge-jogging des dieux lui aussi (4).

Les clairons s'arrêtèrent d'un coup lorsque les deux conccurrents arrivèrent sur le ring. La foule enthousiaste les acclamait.

Le Lanceur répondit au salut des deux joueurs, qui étaient montés sur la surface de jeu en lévitant. Leurs cortèges avaient rejoint leurs places. Selcaréh chuchota "Bon, on se dépêche. Il faut que j'y aille...". Son tortillement était perceptible. Les deux dieux acquiescèrent. On tira à pile ou face lequel choisirait pile ou face en premier.

Ça peut paraître bizarre, mais les deux lancers ne s'effectuaient pas avec la même pièce. On faisait le premier avec une banale pièce d'or de facture humaine, le second avec une Rondelle, une pièce divine - constituée de tous les éléments chimiques présents sur le Disque, y compris les octematières - percée d'un minuscule trou en son centre.

Le Hasard choisissait en premier. "Face". La tension se lisait sur le visage de son adversaire, qui visiblement aurait bien voulu le côté Face. J'aurai bien voulu le côté Face. Mais ne croyez pas que le Destin, à cause de son nom, savait lire l'Avenir. Il lui était impossible de le faire sur le domaine des dieux. Crotte alors.

Le silence se fit sur l'ordre de Selcaréh, qui annonça bien haut les choix : "Pile pour Monsieur Destin, Face pour Monsieur Hasard !". Il s'apprêtait à lancer la Rondelle, quand soudain... non, rien. Il s'apprêta à lancer la Rondelle, posée sur l'ongle de son pouce, et sans qu'il comprit pourquoi, il le fit de toute ses forces. Et un Héros, en général, ça en a. Des forces, bien entendu. La pièce s'éleva dans les airs à grande vitesse, sans que personne ne puisse la voir.

Tout le monde leva la tête : quelque chose avait percé le dôme dans un bruit de verre brisé. Des morceaux tombèrent et des murmures commençèrent alors à parcourir l'assistance. Ceux-ci s'intensifièrent lorsque le Destin, le Hasard et Selcaréh disparurent comme par enchantement. D'autres disparurent également dans le public : Dame Nature et le Faucheur (5).

Une trace d'octarine s'estompa là où ils se trouvaient l'instant d'avant.

Mais l'assemblée arrêta de murmurer de stupeur car elle se rendit compte qu'on était ici au royaume des dieux. Après tout, ce n'est pas nouveau, la magie chez les dieux.

***
1- Pas avec quelque chose d'humain, cette fois-ci. Pour ceux qui ne saurait pas en quoi consiste le jeu du pilouface, c'est très simple : réfléchissez un minimum, ce n'est pas dur, vous allez trouver.
2- Tous les matchs étaient des derbys : les dieux vivaient tous au même endroit. Pour se tenir chaud pendant l'hiver, selon certaines rumeurs religieuses.
3- Le Binocoche était le fils du roi Binos. Il fut enfermé dans un labyrinthe parce qu'il était impossible au commun des mortels de faire fonctionner leur appareil digestif dans le même sens en sa compagnie pendant plus de quelques instants. Herbert est le chien de l'enfer. Il a une tête et trois corps, ce qui est assez gênant pour se déplacer. La Mort avait pensé à le faire opérer, mais Herbert est un chien de garde et n'attaque personne. Trois, corps, ça fait caisse de résonance pour aboyer.
4- Vestimentairement parlant, rares furent les dieux du Disque qui brillèrent par leur originalité. Ceux-ci doivent pouvoir se compter sur le nez de la figure : un. La Mode (enfin, la déesse de la mode, si vous préférez).
5- La Mort et le Faucheur, contrairement aux croyances discales, sont deux entités différentes. En effet, celle qui a le plus agi sur le Disque est la Mort. Mais celui-ci (la Mort était un homme) avait usurpé l'identité du Faucheur pendant plusieurs années, après l'avoir enfermée (le Faucheur était une femme). Ca n'avait pas été dur, leurs looks étant ostensiblement les mêmes et le Faucheur légèrement portée sur l'alcool de racines de pissenlit. La Mort avait fini par libérer le Faucheur parce que le débit des macchabés augmentait en même temps que le débit de nourrissons.
 

LE PREMIER JOUR

 

Le ciel était bizarre. Tout noir. Comme s'il faisait nuit. Il FAIT nuit, se persuada Selcaréh. Le sol aussi était bizarre. On aurait dit de l'octematière. Et aucune végétation, pas d'herbe, rien. Mais qu'est-ce que je fais là ? Il se pinça, et grimaça de douleur. Il sut ainsi qu'il ne rêvait pas.

Soudain, il pensa à une cascade. Erreur regrettable. Maintenant, il lui fallait un arbre, un buisson, ou quelque chose pour déborder en paix. La paix ? Il s'aperçut soudain qu'il n'y avait personne ici. Mais pas de buisson non plus. Et il lui en fallait un. Question de principe.

Il partit en direction opposée de la Lune, en poussant des gémissements de temps à autre. Il suivit son ombre athlétique qui s'allongeait sur le sol, se promettant de dormir dès qu'il trouverait l'endroit adéquat et surtout après avoir fait vous-savez-quoi. Il continua jusqu'à ce que la fatigue ne l'envahisse suffisamment pour l'empêcher de marcher en somnolant. Il s'affala dans un bruit sourd.

***

C'était Dame Nature qui avait contrôlé presque toute l'opération à partir du moment où la pièce avait été jetée. Elle ignorait pourquoi Selcaréh le Héros l'avait fait avec autant de force. On verra ça plus tard. L'idée de se téléporter sur la pièce lui était venue subitement lorsque la pièce avait traversé le dôme du Jardin Carré. Et pouf ! elle avait disparu. Et d'autres entités avec elle.

Elle se trouvait au centre même de la Rondelle, flottant dans les airs en plein centre de gravité. Il faisait sombre dans le tunnel qui transperçait la Rondelle en son milieu sur quelques mètres de diamètre (1).
Elle invoqua des taupes géantes, qui creusèrent des galeries. Après quelques autres sortilèges, ses appartements étaient fin prêts : un grand lit à baldaquin, une cuisine aménagée, une téléboule de cristal 70 cm, etc... Elle s'affaira à écrire quelques papiers - les contrats d'embauche des autres entités présentes sur la Rondelle. Le premier jour passa. Elle se coucha tôt : un dur labeur l'attendait le lendemain.

***

Les deux dieux se faisaient la tête, quelque part sur le côté Face. Ils avaient d'abord été étonnés d'atterir sur un sol aussi monotone que celui-là, puis encore plus quand ils s'étaient aperçus que leurs pouvoirs étaient très limités. La magie sauvage ambiante créait des interférences.

Tous les deux avaient voulu refaire le tirage, mais ils n'avaient pas de pièce sous la main, et ils n'avaient pas été capables de décider qui useraient ses pouvoir pour en faire apparaître une. Et puis pas moyen de tirer à pile ou face, on retombait toujours sur le même problème.

Ils marchaient depuis quelques heures déjà quand les premiers signes de fatigue apparurent. C'était la première fois qu'ils en éprouvaient. Cela les poussa à renouer le dialogue :

— C'est quoi ce picotement dans mes yeux ? demanda Hasard.

Destin le regarda d'un air méfiant, puis voyant que son divin confrère n'avait aucune mauvaise intention :

— Ah, parce que vous aussi ? C'est bizarre, hein ?

— Ouais...

— Et cette sensation désagréable, dans les jambes, ça vous le fait aussi ?

Hasard parut se concentrer.

— Aussi. C'est intriguant. On fait une pause ?

— D'accord. Je crois que ça vient de la marche. Les humains appellent ça la Fatigue.

— Jamais entendu parler.
Ils s'assirent.

— Vous savez où on est ? demanda Destin.

— Aucune idée. Je me demande ce qui s'est passé tout à l'heure.

— Moi itou. Toutes ces couleurs, et cette vitesse. C'était psychédélique, comme dans un voyage interdimensionnel. Qui peut bien être derrière tout ça ?... Vous dormez ?

— Zzz...

Destin réfléchit quelques minutes à la situation, au rythme des ronflements de son compagnon. Puis il s'endormit profondément, chose qu'il n'avait plus faite depuis sa déification.

***

Le Faucheur paraissait glisser sur le sol d'octematière non éclairé. Ses pas squelettiques restaient inaudibles, et ne déformaient pas sa longue robe noire à capuche. Elle avait déjà ressentit la fatigue auparavant, mais la fatigue morale. La fatigue physique était humaine, et le Faucheur ne l'était pas. Si elle l'avait été à cet instant, son absence totale de ligaments, de tendons et de muscles l'aurait fait se disloquer et s'écrouler sur place, incapable de bouger le moindre os.

Elle continua à glisser ainsi, rapidement, pendant des heures, dans l'obscurité qui, pour une fois, la mettait mal à l'aise. Ca n'était pas son obscurité.

Et sans s'en apercevoir et à cause d'un léger déséquilibre au niveau de la longueur de ses tibias, elle décrivait un cercle de plusieurs kilomètres de diamètre autour du trou de la Rondelle. Elle n'était plus habituée à ce mode de locomotion sur de longues distances, mais ses pouvoirs de téléportation lui avait fait faux bond. Alors elle marchait.

Parfois, elle s'arrêtait, lançant à qui voudrait l'entendre des "MAIS QU'EST-CE QUE JE FOUS LÀ ?", des "SALETÉ D'ENDROIT, Y A PERSONNE À FAUCHER ICI.", ou encore des "GNA." insignifiants. Elle commençait sérieusement à trouver le temps long. Elle sortit à la suite les trois phrases de son registre du moment.

***
1- Enfin, quelques mètres à l'échelle de la Rondelle. En effet, pour ceux qui ne l'auraient pas encore compris, on se trouve sur la pièce jetée par Selcaréh... Le trou en question ne mesurait en fait que quelques dixièmes de millimètres.

LE DEUXIEME JOUR

 

Dame Nature sortit de son sommeil de déesse, réveillée par le génie-réveil qu'elle avait invoquée avant de se coucher. Celui-là criait à tue-tête : "BIBIBIBIP ! BIBIBIBIP ! BIBIBI... PAF !", si bien qu'un revers de main l'envoya valdinguer au sol et le laissa groggy. Dame Nature décida de faire la grasse matinée, comme les mortels qu'elle avait parfois observés.

***

Selcaréh sentait la faim lui triturer l'estomac. Il avait épuisé ses réserves en faisant des efforts pour se retenir. Son envie ne l'embêtait pas trop pour le moment, mais qu'est-ce qu'il pouvait avoir faim !

Quand il s'était éveillé, rien n'avait changé. Et pas plus après quelques heures de marche toujours dans le sens opposé de la lune blafarde. Il sentait sa notion du temps fondre comme neige au soleil, parce que celui-ci n'avait pas l'air de vouloir se montrer.

***

Sur le Disque, les Dieux du moment se demandaient toujours ce qui s'étaient passé, sans toutefois trop s'y attarder : ils avaient trouvé un autre jeu auquel ils s'adonnaient toute la Sainte-Journée.

— Ouais ! Yam's ! J'ai gagné !

Et ils joueraient au Yam's jusqu'à ce qu'un dieu invente (1) un nouveau jeu.

***

Le génie avait repris ses esprits. Il réfléchissait à ce qu'il devait faire. Réveiller la grosse bonne femme en hurlant pour se venger de la claque géante qu'elle lui avait donnée, la réveiller en douceur parce que, réflexion faite, il ne désirait pas une autre claque géante, ou la laisser dormir et attendre de retourner dans sa dimension ?

Il opta pour la deuxième solution, mais resta quand même à distance raisonnable de Dame Nature :

— Bibibibip ?...

— ...

— Bibibibip ?

— Mmm...

— Bibibip... Bibibip...

Le génie se planqua sous le lit. Dame Nature s'éveillait. Elle comata encore 5 minutes, puis :

— Génie ?

— ...

— Je ne te veux aucun mal. Pardonne-moi pour tout à l'heure.

Le génie sortit prudemment de sa cachette :

— Bibip ?

— Allez, sors de là-dessous, insista-t-elle. Quelle heure est-il ?

— Je ne peux pas vous dire l'heure, vous n'avez pas encore lancé le cycle du temps ici. Je suis réglé sur l'heure du Moyeu.

— Ah oui, c'est vrai... Bon, au boulot, s'encouragea-t-elle.

— Elle s'habilla s'un coup de baguette magique avant de se diriger vers la cuisine, où elle invoqua un p'tit déj. Quand elle eut fini, elle se dirigea vers le Tunnel qui traversait la Rondelle. Elle se laissa flotter au Centre de gravité quelques instants, sortit son pistolet à grappin marqué d'un symbole de chauve-souris, et grimpa les cinq kilomètres qui la séparait de la Surface (2).

Arrivée en haut, elle se concentra en ayant préalablement sorti un Grimoire de sa robe.

La Génèse d'un Monde rond en 8 jours. Il y était indiqué de créer sa demeure avant toute autre chose, ce qu'elle avait fait. Le deuxième jour, le créateur de monde devait fixer les cycles jours/nuits, ce qu'elle s'apprêtait à faire. Elle lut la formule adéquate d'abord dans sa tête. Elle apprécia le fait que l'éditeur du Grimoire propose une hotline en cas de problème. Mais bon, elle n'en était pas à sa première tentative : qui avait été chargée de cette tâche et d'assister A'Tuin lors de la Génèse du Disque-Monde ? De toute façon, elle devait être la divinité la plus apte pour ce genre de choses. Mais le problème ici résidait dans le fait que la Rondelle comporte 2 côtés. La Tranche se règlerait toute seule par rapport aux deux côtés. Il fallait alors que ceux-ci ne soient pas trop décalés entre eux, et Dame Nature devait se dépêcher d'atteindre la Surpile une fois l'invocation sur la Surface terminée.

Elle écarta les bras, seulement éclairée par un halo d'octarine diffusé par le Grimoire. Elle commença l'invocation. Son expérience fit en sorte que ça ne dura pas plus de deux minutes. Elle plongea dans le Tunnel (aucun risque de s'écraser)et avec l'élan qu'elle avait pris pendant la première moitié du trajet, elle remonta une bonne partie de la deuxième, qu'elle termina grâce au grappin chauve-souris. Elle écarta les bras, seulement éclairée par un halo d'octarine diffusé par le Grimoire. Elle commença l'invocation. Son expérience fit en sorte que ça ne dura pas plus de deux minutes. Elle plongea dans le Tunnel (aucun risque de s'écraser) et au bout de quelque balancements, elle se stabilisa au Centre de gravité. Et comme le problème du sortilège (comme celui de tous ceux d'une Génèse) n'était pas sa durée, mais ses besoin en calories et en thaums (3), alors Dame Nature se traîna ensuite jusqu'à son lit et s'endormit comme une masse.

***

— Hé ! Debout !

— Mmmh...

— Allez !

— Mmmh !

— Vous dormez ?

— NON !!! PLUS MAINTENANT EN TOUS CAS !!! hurla Destin en se redressant sur son séant.

— Ah ? Excusez-moi.

Destin regardait Hasard avec un regard noir, mais ça ne se voyait pas des masses car il faisait encore sombre.

— Mais je vous ai réveillé parce qu'on dirait que le soleil se lève..., continua Hasard.

Destin se retourna, puis :

— Ah, ouais.

— Bon, qu'est-ce qu'on fait ?

— Chais pas. Y a quoi à manger ?

— Je n'ai pas grand'chose. Une barre de chocolat Arès, et c'est tout...

— Je me suis toujours demandé d'où venait ce nom, Arès.

— Je crois que c'était un gars qui se prenait pour un dieu. Un dieu du catch, ou bien quelque chose comme ça... Mais ça n'est qu'une légende, lui répondit Hasard.
Hasard prit l'Arès, le rompit, le tendit à Destin et lui dit finalement :

— Prenez, et mangez-en tout seul, car ceci est trop riche en sucre pour mon corps. Vous ferez cela dans l'espoir de ne plus avoir faim.

— Merci.

Destin eut une très légère impression de déjà-vu, due à la lecture d' un vieux bouquin sorti d'on-ne-sait-où à la bibliothèque du Domaine des Dieux. La Cible, ou la Bile, quelque chose comme ça... Le passage que ça lui rappelait, c'était l'épisode du dernier repas d'un magicien. Il n'y pensa plus et enfila la barre de chocolat à une vitesse foudroyante.

***

Le Faucheur marchait toujours lorsque le soleil se leva. Elle marchait en cadence, suivant l'étrange mélodie qui lui faisait vibrer les os de l'oreille interne et qui sortait d'une des dernières invention de son disciple. Le "promeneur", qu'il appelait ça. Le Faucheur ne voyait pas le rapport. C'était une boîte reliée par un fil à un serre-tête qui produisait des sons. On avait l'esprit occupé, au moins.

"MMMH ?", fit-elle en se retournant pour regarder le ciel flamboyer à l'horizon. Puis d'un ton dépité : "PFF... ENCORE LUI... JE PREFERAIS ENCORE L'OBSCURITE SOMBRE DE LA NUIT... JE VAIS ENCORE ATTRAPER DES COUPS DE SOLEIL ET PELER !..." Elle reprit sa marche. Le cercle qu'elle effectuait désormais était légèrement décalé par rapport à celui de la veille, même si elle ne s'en aperçut pas.

Quelques heures après, elle ouvrit la boîte de son disciple, en sortit un objet rectangle, et y en introduisit un autre. Elle rappuya sur un bouton. Il en résulta un changement de rythme dans ses pas.

***

Le reste de la journée, à part l'apparition du soleil, se déroula sans grands changements pour chacun des personnages présents sur la Rondelle. Le mot "ennui", ainsi que son champ lexical, composé de mots appartenant à un vocabulaire plus ou moins familier, battirent des records d'occurence dans les paroles prononcées ce jour-là. Et Selcaréh n'était toujours pas soulagé.

***
1- Il y a inventer et inventer. Quand un dieu du Disque dit "inventer", il faut généralement traduire par "voler l'idée aux mortels". 2

— La surface du côté Face s'appelle la Surface, celle du côté Pile la Surpile. 3

— "L’unité légale de mesure de l’énergie magique est le thaum, qui est la quantité de magie qu’il faut fournir pour transformer un verre d’eau en vin."

 

LE TROISIEME JOUR

 

Ce qui n'était pas précisé dans le Grimoire, c'est que la naissance du cycle temporel entraînait l'activation thaumaturgique du monde si le monde en question est à forte teneur en magie. Or un monde créé à partir du Disque présente forcément une densité thaumaturgique suffisamment élevée pour que les effets s'en ressentent. Aussi le troisième jour fut-il ponctué d'évènements magiques, suite à l'incantion de la veille. Et le génie-réveil voltigea une fois de plus.

Dame Nature ne chôma pas non plus ce jour-là. La formule du jour était celle de l'organisation élémentale. Les atomes présents sur la Rondelle-Terre s'associèrent pour former des molécules plus complexes, décuplant ainsi les combinaisons chimiques. L'invocation était, comme pour celle de la veille, courte, mais fatigante. Mais pas autant parce que comme je l'ai expliqué plus haut, la magie se réveillait, et Dame Nature n'avait pas eu besoin de pomper autant sur ses réserves. Et puis le sort pouvait se lancer à partir du Centre.

La surface de la Rondelle s'en trouva changée : les reliefs se formèrent sur toute sa surpile, sa surface et sa tranche. Des monts et des creux apparurent donc, démonotonisant un peu l'atmosphère. Et Dame Nature dormit encore toute la journée.

***

Selcaréh ouvrit les yeux, et sentit soudain une douleur dans le dos. Il se leva tant bien que mal, et s'aperçut avec stupéfaction qu'il avait dormi sur un énorme caillou. Il se massa le dos en grimaçant. Son envie revint comme une marée montante au galop. Il était dans les montagnes, peut-être y aurait-il un buisson sur lequel se vider ? Il se retourna, et Ô miracle ! il y en avait un ! Qui brûlait, en plus, et qui n'attendait que d'être éteint !

Il commença à faire son affaire et y resta si longtemps que le buisson finit par s'éteindre. Il s'en éloigna, une lueur de bien-être total au fond des yeux, quand une voix l'interpela soudain :

— Eh, toi là-bas !

— ?

— Toi, le gros tas de muscle, viens ici !
Selcaréh se retourna, scruta, et ne vit que le buisson. La voix reprit :

— Si tu ne vois que moi, qui d'autre peut te parler ?

— Mais qui êtes-vous et où êtes-vous ? Vous commencer à me faire je-sais-bien-quoi ! s'indigna le Héros.

— Oh, ça je sais ! Vous venez de le faire sur moi, ce tu-sais-bien-quoi ! Je suis Ardent le Buisson.

— Hein ?

— Tu as très bien compris, c'est le buisson qui te parle.

— ...

— Tu m'as éteint : tu me rallumes, ordonna Ardent. C'était tout à fait normal que je sois en feu.

— Vous êtes Ardent le Buisson ? Je ne savais pas que les buissons avaient des noms...

— Je suis le seul. Rallume moi vite fait, ordonna le buisson.

— Je n'ai pas que ça à faire. Je dois découvrir où je suis.

— Je te le dirai si tu me rallumes.

— Menteur, vous ne le savez pas plus que moi !

— ..., répondit Ardent.

— Haha ! Grillé !

— Bon, tes jeux de mots à la noix, je m'en passerais volontiers. Et puis d'abord, si tu ne me rallumes pas, je te redonne ton envie et je disparais.

— Alors comme ça, on a le pouvoir de donner envie et de disparaître, mais pas de prendre feu tout seul ? s'étonna Selcaréh.

— Exactement. Et il n'y a rien de magique là-dedans. Je peux te parler de trucs qui te donneront envie, je peux me déplacer comme dans les dessins animés...

— ?

— T'as jamais vu de buissons se déplacer dans les dessins animés ?

— Ah oui...

— Mais je ne peux pas me rallumer tout seul parce que de deux choses l'une : je n'ai aucun pouvoir magique ; l'autre : même si j'en avais, je n'y arriverais pas tellement je suis trempé.

— Désolé. Trop longtemps que j'attend...

— Et t'étais obligé de faire sur moi ?!? s'énerva Ardent.

— J'ai mes principes. Je ne fais pas n'importe où.

— Je comprend. Rares sont les buissons que ça dérange. Je dois être l'un des seuls buissons doués de conscience. Avec ceux des dessins animés, bien sûr.

— Pour me faire pardonner, je vous propose de m'accompagner dans ma quête du savoir ultime. Et je vous rallumerai dès que possible.

— Ok, tope-la. Cela m'a l'air d'être un bon deal. Mais ne me fais plus dessus et ne marche pas trop vite.

— Allons-y, alors, dit Selcaréh.

Ils se mirent à marcher, montant et descendant au gré du relief, le Héros de sa démarche féline et puissante, tous muscles saillants, et le buisson dans un bruit de feuillage assez agaçant au début mais auquel on s'habituait, finalement.

***

La silhouette longiligne n'avait cessé de déambuler sur la Rondelle pendant deux jours, proférant à intervalles réguliers des jurons. "PFFF..., JE COMMENCE A AVOIR DES COURBATURES", se plaignit le Faucheur. "ET CES SALETES DE TUBES POUR FAIRE MARCHER LE PROMENEUR QUI SONT VIDES", continua-t-elle.

Heureusement pour elle, elle avait réussi, au prix de maints efforts, à invoquer une ombrelle. Toute une journée en plein soleil quand on avait des os aussi peu bronzants, ce n'était pas conseillé. Sa longue robe noire avait une indice de protection solaire très faible.

Le grand cercle qu'elle décrivait en marchant se décalait lentement vers le Moyeu. Elle finirait involontairement par s'y retrouver un jour ou l'autre.

***

La vie n'avait pas changé sur le Disque-Monde, malgré la disparition de quelques entités majeures. La Mort se retrouvait avec plus de boulot, mais elle avait des agents ; le Hasard et le Destin, eux, ne devaient pas servir à grand'chose. Du moins rien n'avait changé depuis leur disparition. Dame Nature n'intervenait généralement que lors de grands phénomènes (création, catastrophes, etc...), et Selcaréh ne jouait pas un grand rôle dans l'ordre des choses du Disque, d'autant plus qu'il avait été pistonné pour être divinisé.

***

Destin et Hasard marchaient encore et encore. Ils s'étaient aperçus du changement opéré dans la matière : le sol avait tendance à être hétérogène, contrairement à l'octematière qui le composait la veille même. Par malchance, les deux compères marchaient dans le sens de la tranche, et à moins de dévier, ils resteraient à tourner en rond sur cette bande rocailleuse de 10 km de large.

Ils avaient rencontré à un moment un gros bonhomme habillé tout en rouge, avec une longue barbe blanche et un gros sac dans le dos. Ils avaient voulu lui parler, mais celui-ci n'avait pas daigné leur répondre et avait continué de grommeler.

— Etrange bonhomme, hein ?

— Ouais. Dommage qu'il était en colère. Il avait peut-être à manger dans son sac.

— Peut-être, qui sait ?

Ils avaient ensuite croisé un groupe de lutins plein de remords conduisant une espèce de carriole sans roue tirée par des espèces de chevaux avec des branches enfoncées dans le crâne.

— ? , avaient simplement dit les deux entités.
Hormis ceci, ils marchèrent encore et encore...
 

LE QUATRIEME JOUR

 

Le Faucheur en avait franchement ras-le-bol. Elle s'assit par terre au petit matin. Elle croyait être dans ce foutu endroit depuis deux jours, mais trois s'étaient en fait déjà déroulés -le premier s'étant déroulé dans l'obscurité- et on en étaient au quatrième.

Il y avait du sable par terre. C'eut été agréable pour l'entité si elle avait eu des sensations tactiles. Mais sans peau, c'est pas évident. Elle s'assoupit.

Et se réveilla dans un environnement bizarre. A vue d'orbite, c'était de l'eau. "BLOUB BLOUBLOUB BLOUB BLOUB ?" (1). En fait, c'était Dame Nature qui avait créé l'eau : c'était la quatrième phase de la Génèse. Et le Faucheur s'était endormi à un endroit où une mer -nommée plus tard la Mer de la Bouche- devait apparaître.

Le Faucheur se leva et se gratta le crâne. "BLOUB BLOUBLOUB BLOUB BLOUB ?" (1). Il faisait sombre ici, ce qui n'était pas pour lui déplaire. Elle se mit à marcher leeenteeemeeent ààà cauuuseee deee l'eauuu...

***

Hasard et Destin se réveillèrent au grondement sourd d'un torrent en contre-bas de la corniche sur laquelle ils avaient décidé de passer la nuit.

— Y avait pas de torrent, hier soir ? s'étonna Hasard, les yeux encore embués de sommeil.

— Nân..., lui répondit Destin d'une voix très nasillarde.
Hasard écarquilla les yeux quand il posa un regard plus concentré sur son compagnon :

— Mais prenez un mouchoir, s'il vous plaît ! s'exclama-t-il.

— Désolé. J'ai du chobé un rhube cette duit. Vous avez des Gleenegz ?

— Voilà.

Destin prit le paquet qu'on lui tendait, et hocha la tête en guise de remerciement, ce qui eut pour effet d'exaspérer Hasard :

— Je ne vous empêche pas de parler, mais arrêtez de bouger la tête, vous en foutez partout.

Hasard était effectivement trempé de partout, et il limitait ses gestes, mal à l'aise dans ses habits gluants. Il décida de descendre au torrent pour se laver.

— Descendez après moi, sinon vous allez rendre le sol glissant, ordonna-t-il à l'enrhumé

— OGay...

Ils descendirent de la corniche au torrent par un petit sentier tortueux. Hasard se déshabilla, et plongea dans l'eau glaciale, pendant que Destin lui lavait ses vêtements. Et comme le Destin faisait parfois bien les choses, les vêtements furent non seulement lavés, mais aussi séchés et pliés.

Le Hasard, au contraire, faisait parfois mal les choses, et il se retrouva lui aussi enrhumé. Lorsqu'ils se remirent en route (toujours dans le sens de la Tranche), les montagnes résonnèrent des échos de leur diarrhée nasale. Forts de leur expérience, ils prirent grand soin de se tourner pour exploser.

***

Le Héros et le Buisson continuèrent leur périple, quelque part à la Surpile, quand le premier se réveilla (le deuxième n'en avait pas besoin, mais il se sentait comme... éteint. Oui, c'est le mot. Eteint.). Ils traversèrent une averse, qu'Ardent supporta plus facilement que l'aurait espèrer Selcaréh.

Il faut dire qu'il avait été contraint par le buisson de se déshabiller et de lui prêter le peu de vêtements qu'il possédait pendant tout le temps que dura l'orage (hormis les sandales). La scène était aussi rationnelle à voir qu'un poulet aux bananes enflammé percutant un oiseau (2). Il vous faut imaginer une grosse brute nue comme un ver, trempée, chaussée de sandales, et suivie à quelques mètres d'un tas d'habits.

***

Quand Dame Nature alla se coucher se jour-là, il était très tôt, comme les autres jours. Et comme les autres jours, le génie avait valsé quand il l'avait réveillée. Et il n'était pas près de retourner dans son plan dimensionnel, étant donné qu'il se trouvait au Centre de la Rondelle, l'endroit le plus thaumaturgique de Celle-ci.

Bon courage, petit génie... Encore quatre autres jours à tenir...

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1- Traduire par "MAIS QU'EST-CE QUE JE FOUS LÀ ?". Note du traducteur, champion du monde du jeu Hippofolies (*).
2- Cet évènement n'est pas rare. On raconte que c'est le fait magique incontrôlé le plus fréquent en zone thaumaturgique.(d'ailleurs, en plein milieu de la journée, alors qu'il ne pleuvait pas encore, ils virent cette scène se dérouler. Ils ne s'en étonnèrent point car ils avaient déjà vu plusieurs bizarreries depuis la veille au matin.
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*- Hippofolies est, pour ceux qui ne connaîtraît pas, un jeu de société à gage (entendre par là qu'on doit accomplir des gages). L'un des gages consiste à dire un mot avec de l'eau dans la bouche le plus intelligiblement possible. Essayez, vous allez comprendre...

LE CINQUIEME JOUR

 

Même topo que les autres jours pour Dame Nature : pré-réveil avec valdingue de génie en option, lever tardif, copieux p'tit déj et incantations. Ce jour-là, elle créa les plantes, et ce ne fut pas une mince affaire : il fallait paramétrer la photosynthèse (1) et tout et tout, et elle récita un nombre impressionnant de formules en l'espace d'une matinée. Elle en avait la gorge toute asséchée, et heureusement, elle avait prévu un génie-verre d'eau, qui avait peur pour son intégrité, car il avait échangé quelques mots avec son collègue réveil. Mais tout se passa à peu près bien.

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Selcaréh se réveilla avec des fourmis dans les jambes. Réfexion faite, dans tout le corps.Et re-réflexion faite, c'était en fait bigrement plus douloureux ! Il ouvrit les yeux sans tenir compte du sommeil et se leva en hurlant. Imaginez : le même genre de cri que vous pousseriez en vous apercevant que vous avez dormi à demi-nu dans un lit d'ortie. Et pour cause, c'était exactement ce qui venait de lui arriver.

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Le Faucheur continuait sa marche sous-marine bon gré malgré les algues qui s'enchevêtraient entre ses phalanges de pieds. L'apparition de formes de vie lui plaisait assez : elle s'arrêtait parfois pour ôter la vie à une algue ou deux. Pas très folichon, mais c'était toujours ça.

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S'étant endormis sur un plateau de montagne, Destin et Hasard se réveillèrent toujours enrhumés, les yeux gonflés par le sommeil, le rhume et le pollen. En effet, celui-ci voletait dans l'air au gré du vent limite glacial qui leur gelait les os. Claquant des dents et éternuant, ils entreprirent de descendre histoire de se réchauffer. Comble de malchance, claquer des dents et éternuer en même temps, ça fait se mordre la langue.

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Ardent, qui n'avait pas dormi (en tant que personnage totalement magique, il n'en avait pas besoin), sursauta lorsque le tas de muscles qu'il accompagnait se mit à s'égosiller.

— Quoi, qu'est-ce que t'as ?

— (2)

— Pourquoi, t'es tout rouge ?

— Aïaïaïaïeee !

— T'as mal ?

— C'est une question-piège ?... Mais bien sûr que j'ai mal !

Le Héros était boursouflé de partout et semblait souffrir le martyr.

— M'en fous. Faudrait avant tout penser à me rallumer. Des orties, c'est pas grand chose, alors on avance. Déjà que tu perds du temps à dormir...

Selcaréh, n'ayant jamais fait preuve d'un grand répondant, même face à un buisson, baissa la tête et suivit Ardent tout en se grattant le plus silencieusement possible.

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1- Qui l'eût cru : elle ne savait pas ce qu'était la photosynthèse (*) !
2- Les grandes douleurs sont muettes.
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*- Mais bon, c'était marqué dans le Bouquin.
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